6 septembre

J'ai prévenu maman que j'allais faire de l'histoire (elle ne m'aurait pas cru si j'avais dit des maths) et je suis restée au lit toute la matinée.

J'ai fini par me lever à 11 heures et je suis descendue pour manger. Il faisait - 5°C dehors, il n'y avait pas de chauffage dans la maison et le poêle à bois ne marchait pas. J'ai réchauffé de la soupe en guise de brunch. Puis je suis allée me recoucher.

Dans l'après-midi, j'ai entendu maman monter dans sa chambre. Depuis quelque temps elle fait la sieste, ce qui ne lui arrivait jamais avant. J'aurais cru qu'elle donnerait des cours à Jonny, mais elle ne se soucie pas plus des devoirs de Jonny que des miens. Je ne peux pas lui en vouloir.

Donc je me suis enfouie sous trois couvertures et un édredon après avoir enfilé mon pyjama, ma robe de chambre et deux paires de chaussettes, et depuis, j'essaie de décider ce qui est le pire, le froid ou la faim. Une petite voix me dit que le pire est de s'ennuyer, et que si j'étudiais un peu ça me ferait passer le temps, mais j'ordonne à cette voix de se taire.

Je me suis levée, et prise d'une soudaine inspiration, suis descendue dans le garde-manger. Jusque-là je ne m'y étais jamais risquée, parce que je ne voulais pas savoir où en étaient nos réserves. J'ai envie de croire que tout va finir par s'arranger et que la nourriture va réapparaître comme par magie. D'une certaine façon, c'est déjà arrivé, et je préfère rester optimiste.

Maman nous a fait comprendre quelle ne souhaitait pas nous voir mettre les pieds dans le garde-manger. Tout ce qui va être consommé sous peu, elle le range dans les placards de la cuisine. Elle ne doit pas vouloir que nous nous fassions du souci.

Matt et Jonny étaient dehors à couper du bois. Je me suis dit que je devrais les rejoindre, que je devrais sortir pour ramasser des branchages, mais la vérité, c'est que même la forêt me fiche la trouille ces jours-ci.

En fait, jeter un œil dans le garde-manger m'a plus ou moins rassurée. Il y avait une débauche de conserves, de paquets de pâtes et de riz. La nourriture pour Horton était dans un coin, avec des montagnes de boîtes, de sacs de croquettes et de litière pour chat. Maman a toujours tout stocké, même en période d'abondance, si bien que le garde-manger est toujours quasiment plein. Il devait être déjà bien pourvu début mai.

Voir ces conserves, ces boîtes et ces sacs de nourriture m'a rendue dingue : pourquoi crever de faim alors ? Une fois que les réserves seront épuisées, nous mourrons de toute façon. Donc quelle différence si c'est en novembre, en janvier ou en mars ? Pourquoi ne pas manger tant que nous le pouvons ?

C'est alors que j'ai vu le paquet de pépites de chocolat. Je l'avais complètement oublié. Je l'avais balancé dans mon caddie le Jour du Shopping Fou.

La colère a commencé à monter. Il y avait des provisions dans le garde-manger que maman ne nous laissait pas approcher, et il y avait du chocolat, du vrai chocolat, dans la maison, et elle l'avait mis de côté parce qu'il n'a pas de vraie valeur nutritive et que vu nos minuscules rations quotidiennes, mieux valait manger des épinards.

Et puis c'étaient mes pépites de chocolat !

J'ai déchiré le sachet et je les ai versées dans ma bouche. Je les engloutissais trop vite pour en sentir le goût. J'ai dû dévorer le tiers du sachet avant de me calmer et vraiment les savourer. Je ne pouvais pas m'arrêter. Je savais que je me rendais malade. Mon estomac protestait déjà mais je continuais d'en verser dans ma bouche. Je ne voulais partager mon chocolat avec personne. C'était le mien.

— Miranda !

C'est marrant. D'une certaine façon je savais que j'allais me faire pincer. Peut-être parce que je m'y attendais, j'ai tout fait pour dramatiser la scène. J'ai avalé une nouvelle poignée de pépites et j'ai essuyé ma bouche du revers de la main. J'avais vu ça dans un film.

Comme prévu, maman s'est mise à hurler. Je me suis demandé si elle avait toute sa tête.

Moi, en tout cas, je l'avais. J'ai commencé à l'agresser. Elle stockait la nourriture. Pourquoi nous affamer ? Pourquoi ne pas nous laisser manger trois repas par jour ? Qu'est-ce que ça pouvait faire ? J'avais encore le sachet dans la main et, dans un mouvement incontrôlé, j'ai envoyé valser des pépites dans tous les coins.

Maman s'est figée. C'était beaucoup plus flippant que ses crises d'hystérie.

J'ai été moi aussi paralysée pendant quelques secondes. Puis je me suis mise à ramasser le chocolat. J'en avais une poignée et je ne savais pas si je devais les remettre dans le sachet ou pas. J'étais debout comme une idiote, attendant que maman redevienne un être humain.

 Mange-les, a-t-elle dit.

 Quoi ?

 Mange-les. Tu les voulais. Mange-les. Ramasse-les et mange-les. Elles sont à toi. Mange-les toutes. Je ne veux pas en voir une seule par terre.

Je me suis baissée pour les ramasser. Chaque fois que j'en trouvais une, je me la mettais dans la bouche. Quand j'en ratais une, maman me la montrait du doigt. Elle en a même repoussé du pied une ou deux en m'ordonnant de les manger.

C'est à ce moment-là que je me suis vraiment sentie mal.

J'avais fini de ramasser les pépites de chocolat. Il en restait un quart environ dans le sachet.

 Continue.

 Maman, je ne crois pas que je pourrai.

 Mange-les.

J'ai cru que j'allais vomir. Mais elle me terrifiait. Je ne sais pas pourquoi. Elle ne criait plus à ce moment-là. C'était comme de se retrouver face à un glaçon. Immobile et muette, elle me regardait avaler les pépites de chocolat l'une après l'autre. Je me suis dit : « Cette femme n'est plus ma mère. C'est une créature inconnue qui s'est emparée de son corps. »

Puis j'ai pensé que ce serait bien fait pour elle si je lui vomissais dessus, mais j'ai réussi à me raisonner.

 Donne-moi le sac, a-t-elle ordonné quand j'ai avalé la dernière pépite. Tu pourras dîner avec nous jeudi.

 Maman ! ai-je hurlé. C'étaient juste des pépites au chocolat.

 Je les gardais pour Matt. Je ne lui dirai pas pourquoi il n'y aura pas de dessert pour son anniversaire. Je compte sur ta discrétion. Tu as mangé pour quatre, tu vas donc sauter les quatre prochains repas. Après ça, tu comprendras peut-être à quel point la nourriture est importante.

 Je suis désolée.

Je n'avais pas pensé à Matt. Son anniversaire était dans deux semaines, mais fêter un anniversaire avait-il encore du sens aujourd'hui ?

 Tu ne peux pas lui préparer quelque chose d'autre ?

 Ce que tu as fait n'est pas bien, a continué maman.

Ça ressemblait déjà plus à maman, en tout cas la mère que j'avais appris à connaître ces derniers mois.

 Je ne peux pas vous laisser, toi ou tes frères, entrer ici pour manger tout ce qui vous fait envie. Nous devons faire durer ces provisions aussi longtemps que possible. Pourquoi n'arrives-tu pas à comprendre ça ? Et si je te laissais te promener ici et te servir une boîte de pêches ? ou de haricots verts ? Je sais que tu as faim. J'ai faim, moi aussi. Mais nous ne pouvons nous en sortir que si nous faisons très, très attention. Peut-être les choses vont-elles s'arranger dans deux mois. Peut-être qu'il faudra plus longtemps. Si nous ne pensons pas à l'avenir, nous n'avons aucune raison de vivre, et je ne permettrai pas cela.

 Je suis désolée, ai-je répété. Je ne le ferai plus jamais. Je te le promets.

Maman a hoché la tête.

 Je sais que tu n'es pas une mauvaise fille, Miranda. Je sais que c'était juste de l'inconscience de ta part. Et te punir ne me console guère. Mais j'étais sérieuse en parlant des repas. Tu ne mangeras pas avant jeudi soir. Ça ne te tuera pas de jeûner aussi longtemps. Tu as ingéré assez de calories pour tenir une semaine. Maintenant, retourne dans ta chambre. Je n'ai vraiment plus envie de discuter avec toi.

J'ai mal à l'estomac comme au moment d'Halloween, quand je me goinfrais de bonbons. Sauf que là c'est pire, parce qu'à l'époque mon estomac n'était pas tout rétréci. Et je ne me haïssais pas à ce point.

J'ai fait de la peine à maman. Sans même le savoir, j'ai fait de la peine à Matt. A Jonny, aussi, vu qu'il aurait adoré avoir un dessert. À Mrs Nesbitt. Peut-être même à Peter.

Je suis une sale goinfre égoïste. Je ne mérite pas de vivre.

 

7 septembre

Jonny est venu me voir dans ma chambre ce matin.

 Maman nous a expliqué qu'elle t'a chopé dans le garde-manger hier, m'a-t-il confié. Et que tu n'as pas le droit de manger avant demain soir. Et que si jamais elle nous surprend, Matt ou moi, en train de faire la même chose, elle nous punira exactement de la même façon.

Je ne sais pas pourquoi, ces paroles m'ont fait du bien. Parfois, je me mets dans la tête que maman m'aime moins que Matt ou Jonny.

 C'est bien ce qui s'est passé, ai-je reconnu.

Jonny a pris un air de conspirateur.

 Qu'est-ce que tu as mangé ? a-t-il demandé.

 Une boîte de haricots verts.

 C'est tout ? Tu n'as pas le droit de manger aujourd'hui à cause d'une boîte de haricots verts ?

Je lui ai dit de dégager. Et de ne pas revenir.

Ça a été ma seule conversation de la journée.

 

8 septembre

Maman a fait frire les pommes de terre du jardin. Elle a aussi réchauffé une boîte de haricots verts. En dessert, on a eu de la macédoine de fruits en conserve.

Le fils prodigue aurait été jaloux.

 

12 septembre

Lundi.

Je devrais me mettre au travail.

 

14 septembre

C'est l'anniversaire de Matt. Dix-neuf ans.

Au dîner, nous avons eu des cœurs d'artichaut, presque comme une salade, puis des linguines avec une sauce blanche aux palourdes. Mrs Nesbitt nous a apporté ses palets maison aux flocons d'avoine et aux raisins, que Matt aime bien, mais pas autant que le chocolat. Chaque fois que j'y pense, ça me rend malade. J'ai mangé un palet (je sais que maman aurait été furax si je n'en avais pas pris), mais il avait un goût de poussière.

Megan a raison : je suis une pécheresse. Mais elle a tort au sujet de l'enfer. Pas besoin d'attendre d'être mort pour y aller.

 

16 septembre

En se rendant à la poste aujourd'hui, Matt a trouvé deux lettres de papa.

La première datait d'un jour ou deux après son départ. Il disait combien ces retrouvailles en famille avaient été merveilleuses, qu'il était fier de nous, et certain que nous allions nous en sortir et que nous nous reverrions bientôt.

La seconde datait du 16 août. Lui et Lisa avaient rejoint le Kansas, qui ne laissait plus entrer personne à moins de prouver qu'on avait des parents ou des enfants propriétaires dans l'Etat. Ce qui bien sûr n'était pas le cas pour eux. Les gardes-frontières se fichaient pas mal de savoir qu'ils voulaient seulement traverser le Kansas pour se rendre dans le Colorado. Mais d'après la rumeur, il y avait toujours moyen de convaincre les fonctionnaires de regarder ailleurs.

 Qu'est-ce que ça veut dire ? a demandé Jonny.

 Il faut leur graisser la patte, a expliqué Matt. Tu leur donnes ce qu'ils te demandent et ils te laissent entrer.

Le problème, c'est qu'il fallait d'abord trouver le fonctionnaire en question, poursuivait papa, et qu'ensuite il fallait se procurer ce qu'il voulait. Sans compter qu'il y avait des restrictions d'entrée touchant en particulier les femmes enceintes, et que la grossesse de Lisa était désormais bien visible.

Ils auraient pu essayer par une route de campagne, mais le bruit courait que des groupes d'autodéfense repoussaient les indésirables.

Ils auraient pu se rendre en Oklahoma et gagner ainsi le Colorado, mais ils n'avaient plus assez d'essence, et on racontait que la situation y était aussi mauvaise, voire pire. Bref, ils ne savaient que faire. Et Lisa était toujours aussi déterminée à retrouver ses parents.

Il faisait 4°C, et lui et Lisa séjournaient dans un camp de réfugiés. Pas de chauffage, rien à manger, sanitaires de base. Ils n'avaient le droit d'y rester qu'un jour de plus avant de faire demi-tour. S'ils y étaient obligés, ils rentreraient par le Missouri. En raison des tremblements de terre, l'État était moins contrôlé.

La lettre se terminait là-dessus. Nous étions paniqués. Jusque-là, papa s'était toujours débrouillé pour que nous ne nous fassions pas de souci pour lui. Il y a trois ans, quand il avait perdu son travail, il nous avait fait croire que se retrouver enfin libre était la concrétisation d'un vieux rêve. La vie est toujours pleine d'occasions à saisir. Quand une fenêtre se ferme, une porte s'ouvre.

Et bien sûr, la porte s'était ouverte pour lui. Il avait trouvé ce poste à Springfield, rencontré Lisa, et l'étape suivante, ç'avait été le mariage et la mise en route d'un bébé.

Sauf que maintenant papa ne parlait plus de fenêtres ni de portes, ni même d'occasions à saisir.

C'étaient les premières nouvelles que nous avions depuis longtemps sur ce qui se passait ailleurs qu'en Pennsylvanie. Des restrictions d'entrée. Des patrouilles d'autodéfense. Des camps de réfugiés. Et encore, dans la partie du pays où la situation était soi-disant la meilleure.

— Je suis sûre que nous allons bientôt recevoir une autre lettre, a dit maman. Qui nous confirmera que lui et Lisa sont arrivés à destination et que tout va bien pour eux.

Nous savions tous qu'elle disait ça parce qu'il le fallait.

Si nous ne recevons plus de lettres de papa, nous ne saurons jamais ce qui lui est arrivé. Lui et Lisa pourraient bien gagner le Colorado, où les choses ne seraient pas si atroces, et ils iraient bien et le bébé aussi, mais nous n'aurions aucun moyen de le savoir.

Au moins c'est ce que je me raconte. Parce que je ne veux pas me raconter autre chose.

 

17 septembre

Je suis sortie ramasser du petit bois (quelle chochotte ! Avoir peur de la vilaine forêt toute sombre...) et à mon retour j'ai trouvé maman qui sanglotait sur la table de la cuisine.

J'ai lâché mon sac, je me suis penchée sur elle et l'ai prise dans mes bras. Puis je lui ai demandé ce qui s'était passé.

 Rien, a-t-elle dit. Je pensais à cet homme. Celui que nous avions rencontré au parking du supermarché et dont la femme était enceinte. Le bébé doit être né à présent, et j'ai commencé à me demander si lui et sa femme et leur premier enfant allaient bien, et puis voilà. Ça m'est tombé dessus.

 Je sais, ai-je dit.

C'est vrai. Parfois il est plus facile de pleurer pour des gens que l'on ne connaît pas que de penser à des gens qu'on aime vraiment.

Chroniques de la fin du monde : Au commencement
titlepage.xhtml
Chroniques de la fin du monde T1_split_000.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_001.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_002.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_003.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_004.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_005.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_006.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_007.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_008.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_009.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_010.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_011.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_012.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_013.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_014.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_015.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_016.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_017.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_018.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_019.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_020.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_021.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_022.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_023.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_024.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_025.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_026.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_027.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_028.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_029.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_030.htm
Chroniques de la fin du monde T1_split_031.htm